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7 avril 2009 2 07 /04 /avril /2009 19:34

J’avais été éblouie par l’intelligence de cet enfant, de l’ambiance dans laquelle il avait été élevé, de sa joie, de sa clairvoyance, de son gentillesse. Je l’ai gardé trois ans presque tous les jours et quelques soirs. C’était mon premier travail (je travaillais contrairement à mon frère qui, lui, avait ses études payées par mes parents, mon père dira que c’était parce que mon frère faisait des études sérieuses et pas moi), j’étais en double cursus, je travaillais, j’écrivis mon roman.

Je ne l’ai pas vu depuis qu’il a sept ans, il en dix-neuf. Je l’ai revu hier. Il m’a dit qu’il ne me reconnaissait pas, qu’il n’avait pas de souvenirs. Comme j’écris sur mon enfance, je me dis que c’est hallucinant le trésor que les parents ont sur un être neuf, frais, joli car moi je me souviens de lui, enfant, dans des détails, ce que je lui mettais dans le biberon, du fenouil que je faisais cuire, du Livre de la Jungle qui était son obsession, des histoires que je lui lisais, de la chanson de Renaud sur laquelle il posait des questions. Quand je rencontre un homme, je pense à lui enfant. A son visage quand il dort comme quand je regardais le petit Thomas dormir. Quand je l’ai vu hier, j’ai eu ce sentiment qu’on peut sans doute avoir quand on a élevé un enfant. C’est peut-être ce qu’on nomme l’amour inconditionnel. C’est un truc qui est là, doux, sans agitation, sur lequel le temps n’a pas de prise. C’est un truc qui va de moi à l’autre, sans attente de ma part. Thomas a toujours cette intelligence spéciale que j’ai rarement rencontrée, une force venue d’ailleurs.

Quand je vois mon regard émerveillé et bienveillant sur lui, c’est là que je n’arrive pas à comprendre qu’on puisse détruire quelqu’un. J’ai voulu aller voir le monstre, et je me souviens avoir dit à celui qui n’a pas d’empathie : « Je veux te regarder jusqu’à ce que mes yeux changent de couleur, parce que je dois le traverser, parce que je dois mourir à ça, je dois aller dans la grotte, je veux comprendre comment ça marche, la haine, la destruction. » Je me souviens la première fois que je suis allée voir Stéphane en prison. Je n’avais jamais fait le lien avec mon enfance. J’ai eu un frisson en franchissant les portes pour aller au parloir, et après l’avoir vu et rencontré, j’ai regardé autour, et il m’a dit : « Lui, c’est un violeur, lui, il a tué des gosses, lui… » et je les ai regardé. Je me souviens de moi demandant à Stéphane : « Ca fait quoi de tuer quelqu’un ? » Je me souviendrai toujours de son regard. J’ai vu les violeurs passer leur main sous la jupe de leurs meufs venues les visiter en prison, j’ai vu les regards de ces meufs, je sais comment on arrive là. Quand on n’a pas été aimée, mieux vaut la main d’un violeur sur sa peau que rien. Je me souviens de Stéphane me prenant la main, des bouts du gâteau au chocolat que j’avais fait pour lui et que j’ai passé en cachette des matons traînant dans les poches de mon pantalon, je me souviens de l’état de ma peau quand il a touché mes mains, je sais que je voulais le regard d’un homme qui tape des violeurs dans le douche sur mon corps. Je me suis rasée la tête pour aller le voir, nous étions tous les deux le crâne nu. J’ai fait un truc étrange : je lui ai donné un truc incroyable à ce mec et je n’ai pas accepté de recevoir ce qu’il voulait me donner. J’ai eu peur. J’ai eu peur de m’abandonner.

Je ne comprends pas l’indifférence. Je ne comprends pas l’indifférence d’une mère face à sa petite fille qui a été massacrée en bas de chez elle. Mais j’apprends à la regarder, j’apprends aussi à regarder la lumière, l’intelligence, ce qui brille.

François m’émeut quand il me dit que j’ai besoin de protection, mon mentor avait dit pareil. « Vous, on a envie de vous protéger. » Pourquoi ? « Parce que vous êtes une fille. » Bah, personne ne m’a protégée. Alors je ne suis pas une fille. Ce qu’on m’a fait (c’est ce qu’on fait à plein d’autres), je le raconterai autrement dans mes romans. J’ai remarqué que quand on dit aux personnes les choses de façon frontale : « Je suis battue, je suis violée, je suis harcelée, je suis victime, j’ai été dans des camps de concentration, j’ai vu des milliers de gens partir en fumée. », les personnes ne t’écoutent pas. Je me dis que raconter est tout un processus qui est de ne pas dire frontalement, mais d’emmener le lecteur dans un labyrinthe où il faut faire en sorte qu’il puisse entendre. Le mettre en condition pour qu’il accepte d’entendre. Je suis sûre que des tas de gens se sont suicidés après les camps ou des traumatismes parce qu’ils n’ont pas été entendus, qu’ils n’ont pas pu parler : c’est invivable.

Je me souviens avoir demandé à Stéphane : « Raconte-moi l’histoire pour laquelle t’es en taule pour 16 ans et demi.» Je pense qu’il m’a menti en partie. Je lui ai dit : « Tu sais, quoi que tu aies fait, tu peux être aimé. » Je me dis aujourd’hui que je disais ce que je voulais qu’on me dise. Mais je n’en avais pas conscience. Je n’ai plus vu Stéphane et j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit le contraire de ce que j’avais dit à Stéphane : « Quoique tu fasses, je ne t’aimerai jamais. » C’est en même temps maintenant assez reposant d’avoir cette liberté, d’avoir cette certitude au creux de soi. D’avoir un temps compté et de s’habiller comme on veut comme dans une cellule monacale. A la question : « Vous avez seulement le nez de refait ? », Ophélie Winter répond : « Non, y’a ma chatte aussi. » C’est trop fort. Quand on ne s’aime pas comme on est, c’est qu’il s’est peut-être passé un truc à la chatte. Mais bon personne ne l’entend. Tout le monde se dit : « Ahahah ce qu’elle est drôle ! » Elle dit tout sur ce qu’on demande aux femmes…

François dit que j’ai perdu mon insouciance, mon pétillant, le truc qui faisait que j’étais si sexy et jolie quand il m’a rencontrée. Faudrait que je me fasse refaire le nez ! Je sais pourquoi et comment j’ai perdu ce truc pétillant. Et ça me fout les boules. Ca me fout vraiment les boules, j’ai envie de hurler.

Mon mentor me dit : « Pourquoi vous n’y allez pas à fond ? » J’ai été au parloir, j’ai regardé son regard, j’ai vu ses doigts rongés par ses dents, j’ai aimé son odeur, j’ai passé des heures à écrire, des lettres, des romans, des nouvelles, des mémoires de maîtrise. J’ai cherché. A l’épuisement. Peut-on y aller à fond quand on a été construite avec une colonne vertébrale en caoutchouc ?

En voyant Thomas hier, la seule personne que j’ai materné un temps, un rien dans sa vie, je réalise ce qu’est la naissance d’un être, la naissance à soi, l’amour reçu, l’amour donné. Je sais qu’un être se forme dans sa propension à savoir donner un délai à la satisfaction de son désir. Et ça se voit vite. Comment le jeune enfant prend son biberon, comment il le savoure, comment il gère son désir et son plaisir, comment il porte les aliments à la bouche, comment il apprécie. A deux ans, Thomas qui a parlé très vite, disait que c’était bon la nourriture que je lui faisais et je le voyais sur son visage : le plaisir, le plaisir de savourer, et le rire que nous partagions. J’avais peur qu’il ait faim, il le comprenait et me rassurait toujours : « J’ai assez mangé, j’ai bien mangé. Viens me lire une histoire. » Etre au clair avec son désir, son plaisir, dans la confiance. Il était élevé dans la confiance. Et j’ai profité de cette confiance. Je m’en suis nourrie. Il avait deux ans !

Je me souviens de l’autre qui adorait une photo de moi enfant, sans doute parce qu’il savait que c’était elle, l’enfant, qu’il manipulait. Le monstre veut ce sexy et pétillant dont François parlait. C’est ça que Fourniret prend aux filles qu’il viole et tue. Parce qu’au moment où elles meurent, ce sexy et pétillant meurt, et il croit intimement que ce pétillant est passé d’elles en lui. C’est ça le mécanisme que j’ai compris à force de regarder tout ça. A observer. Je ne suis pas sûr qu’il y ait des gens mauvais, absolument.

Il y a une différence entre vouloir plaire à son objet de désir et aimer, entre décider de ne rien craindre et retenir en calculant la probabilité de perdre.

Voilà, en plus j’ai fait un rêve incroyable. Mais c’en est assez pour aujourd’hui. Je n’ai pas écrit mon roman et je dois aller travailler.

Yemy m’a dit qu’il veillait. 

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