Dimanche matin. Me voici à la campagne. Et le soleil d’automne inonde notre « nous » d’ici. Un « nous » presque secret, un cercle ouvert et délicat. Je suis arrivée ici avec mon sac à dos rempli de lourdeurs.
Vendredi dans la nuit, je rentre du Sunset, je n’éteins pas mon portable. Celui-ci sonne à trois heures du matin (il paraît que c’est l’heure à laquelle le yin et le yang sont équilibrés!) : ça me réveille. Un texto : «Tu dors ?» Un garçon que je viens de rencontrer. Nous échangeons des sms pendant une heure. Il n’a pas de forfait pour me téléphoner : « Appelle-moi, je n’ai pas de forfait. » C’est ainsi qu’on se retrouve alpagués par ceux qui n’ont pas l’argent pour se payer une prostituée, puisqu’ils n’ont pas de quoi se payer une communication téléphonique pour parler avec la fille qu’ils désirent. C’est dire la valeur qu’ils attribuent à la qualité de leur désir, de leur corps, de leur sexe, de leur capacité à toucher, émouvoir, ressentir. Je réponds aussi parce que j’ai une âme de guérisseuse. J’aurais pu descendre dans la rue pour lui parler. J’ai écrit pour ça (aussi), mais il n’a pas compris. Deux jours après, il n’a toujours pas réfléchi. Une fille qui dit « non », c’est une mauvaise fille. Parce qu’elle n’assouvit pas tous ses désirs comme maman. Sauf que les désirs d’un homme ne sont pas ceux d’un petit garçon.
A quatre heures, je m’endors avec un sale goût amer dans la bouche. Le garçon veut me baiser (je ne trouve pas de mot approprié – c’est-à-dire me toucher, me pénétrer, m’embrasser sans tendresse, sans précaution, sans beauté, sans vie. En fait il veut être baisé. Il veut qu'une femme le désire, l'aime, le cajole, l'excite.) Il l’exprime dans des sms directs. Difficile de répondre quand on est à moitié endormie, seule dans un appartement. Je réponds des choses assez sensées et même jolies, mais il ne semble pas me lire et continue dans des propos crus dans une demande unilatérale. Ce n’est pas qu’il a envie de me prendre dans un ébat passionné, de tomber dans le désir et le plaisir. Il veut se décharger en voulant quand même savoir si je suis excitée par lui : on est dans le degré le plus élémentaire de l’assouvissement du besoin (et non du désir) comme un petit enfant qui a faim. De mon côté, je me demande comment on peut être excitée en étant réveillée par une sonnerie de téléphone d’un inconnu : les dictatures et les sectes utilisent le réveil comme instrument de torture, je doute que cela fassent mouiller les victimes. Il demande à ce que je le fasse rêver, à ce que je l’excite. Ce n’est pas lui qui propose de m’exciter pour basculer dans la tempête du désir. Une des premières choses qui me vient à l’esprit est la tétée du nouveau-né. Je me sens comme une mère réveillée en pleine nuit qui doit assouvir la faim de son enfant. Sauf que je n’ai pas de nouveau-né !! Et que donc je n’étais pas au courant qu’une telle demande me serait formulée. La conversation se termine parce que je lui écris qu’il est tard, que je veux dormir, que je suis malade. Pas de réponse. Le lendemain, je me réveille avec un crabe dans le plexus. Je pleure, je me sens salie. J’ai mal, je pense à celui qui n’est pas là, qui a eu mon cœur et ma vie rien pour lui et qui a tout massacré, à ce vide absolu d’amour. Pas de respect. Je pense à un être cher qui m’a dit il y a trois semaines qu’il allait répondre très vite à mon mail : pas de nouvelles. Mon énergie est à plat, j’ai mal à la gorge, aux muscles, je me sens faible : ça m’inquiète. Je pars chez mes parents avec mon sac à dos.
Là, je suis toujours dans cette posture où ce que je dis n’est pas entendue. Pour mes parents, je ne suis pas un être humain normal : je n’ai pas besoin de manger, de boire, d’avoir une vie affective… Je suis un être sans chair, sans os, sans âme, sans matérialité. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est ce que je ressens. Une fille qui refuse la maltraitance est une mauvaise travailleuse. Mon père rigole quand je lui dis que je mérite mieux qu’être payée huit euros par heure en étant maltraitée. Ca le fait rire. Il a eu une fille sans se dire qu’elle vaut plus que ça. Je ne comprends pas. Il n’a jamais eu d’empathie pour moi. Il ne ressent rien quand il sait que je ne mange pas à ma faim, que je dois quitter mon appartement faute d’argent. Etc...
Je pars de chez eux. Je ressens encore la blessure qui a été ravivée cette nuit. J’envoie un sms au garçon : il s’excuse par sms – ce qu’il n’a pas fait de lui-même. Il a fallu que je lui envoie un sms. « Il a trop bu, il s’excuse, pas de mauvaises intentions. » Puis, le néant. Il me laisse dans un néant. Détail intéressant. J’ai déjà connu ça ; le vide que certains hommes laissent une fois qu’ils ont joui. Ils ne voient plus la femme qui est là. Celle-ci n'est qu'un instrument à éradiquer l'angoisse.
Le train, le téléphone portable avec une amie, l’accueil de mes hôtes, la chaleur du feu, les cris des enfants, les draps propres, l’enveloppement des arbres. Et là, je rêve. Viggo Mortensen à New-York (est-il possible de raconter nos rêves nocturnes ? Ils ont une présence physique et psychique si forte). Nous sommes comme en train de tourner un film : il y a une troupe, une nouvelle ville. Vigo édite des livres, des livres de photos. Nous sommes allongés par terre et nous nous tendons la main pour nous toucher. Ses yeux sont d’un bleu calme, son visage emplie d’une quiétude rare. Le désir monte de l’intérieur, profond et puissant sans nous entraîner dans une perturbation déstabilisante. Il n’a pas le danger de ce qui veut rapidement être assouvi pour soulager l’angoisse primitive du nouveau-né. Le cerveau de l’humain change avec l’âge : il prend une distance vis-à-vis des besoins basiques. Sauf chez certaines personnes fragiles et/ou blessées. Entre Viggo et moi, c’est un ouragan fort, stable, enraciné. Comment décrire cette sensation enveloppante, invisible et tellement solide ? Elle nous emporte dans nos tribulations, nous ne nous touchons pas, mais nous sommes reliés l’un à l’autre dans ce plaisir d’être réunis. La tension est presque douce. Nous sommes mus par une énergie joyeuse qui nous fait aller unis dans la ville moderne et lumineuse que nous parcourons. Il y a d’autres gens, des paroles reconnaissantes sur le travail d’édition de Viggo : ses choix vont vers la finesse, la beauté, la délicatesse. Je me réveille car j’ai trop chaud, j’essaie de retrouver mon rêve, mais il s’échappe. Quand je me lève, je me sens lavée de la saleté. L’énergie revient. La lumière est d’une beauté à couper le souffle. Ce rêve, c’est mon état d’esprit à moi dans mes profondeurs. Il est venu panser mes plaies, me réconforter dans ce que je veux profondément ; l’harmonie que je souhaite dans ma relation aux autres et à moi-même comme une bonne personne. Chose qu’il faut que je solidifie heure par heure pour lutter contre ma fragilité qui s’est creusée ces dernières années. Ca sert à ça de rêver : une détente (corps et esprit) offerte par rapport à la blessure du désir et à mes envies d’amour non assouvies. Qui aimer ? Qui m’aime ? Ne pas être l’objet qui calme les angoisses de monsieur qui ne peut les calmer qu’en déchargeant dans un sac. On a tous des angoisses, tous la faille de la séparation, tous les déchirements des ruptures, tous les besoins de soulagement vis-à-vis de pulsions sexuelles complexes. On les a tous, cher Monsieur. Mais même mon chien ne pénètre pas les chiennes dans la rue, et il ne se laisse pas enculer par les chiens déglingués de la cafetière. Il les mord pour se défendre. Ensuite il retourne dormir sur son coussin.